Les chroniques d’Hippolyte

#2 – 10 000$ d’invisibilité (Mars 2023)

Les étapes menant à l’ouverture d’un commerce sont nombreuses. À 95%, embêtantes, fastidieuses, franchement ennuyeuses. La majorité des entrepreneurs qui se lancent en restauration le font à micro échelle. Nous ne sommes pas tous des investisseurs portés par un projet récréo-touristique de renommée internationale! Encore moins des comptables, fiscalistes ou gestionnaires d’envergure. Donc, on tâtonne. Entre l’étape 1 qui est celle de décider de quelle entreprise on a envie et l’étape 758 qui est celle de servir le premier Latte crémeux à l’érable, il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup de mauvaises décisions, passablement beaucoup de « pas si pire » décisions et une poignée d’excellentes. Généralement, l’élaboration d’un budget équilibré et d’un plan d’affaire infaillible se tient dans la première catégorie et les institutions financières nous ramènent à l’ordre (ou les pieds sur terre) assez vite.

Ah. L’argent.

Avec un petit commerce de village, avec lequel on veut s’amuser et « siffler en travaillant », on voudrait presque vivre d’amour et d’eau fraîche. Notre projet de départ est si modeste. On veut quelque chose de bien, de qualité, mais d’honnête. D’accord. Honnête. Honnêtement, qu’il y ait eu une pandémie ou que les clients soient tous partis dans le sud en janvier n’émeut en rien le propriétaire, la banque et autres créanciers. Alors de l’argent, il en faut tout-le-temps. Parce qu’on veut toujours faire plus, faire mieux, suivre le rythme, donner au client ce qu’il demande, suivre les tendances…

Mais revenons aux mauvaises décisions. Je dramatise car je n’en ai pas prises tant que ça, de mauvaises décisions; à peine une dizaine. Celle qui m’a coûtée le plus cher, 10 000$ précisément, est l’installation de mon enseigne sur le bord de la rue.

Je dis bien « mon » enseigne. Je la partage, ainsi que la superficie du commerce, avec deux autres charmants voisins: la bijouterie et la pâtisserie. Ils ne sont pas que charmants, ils sont également futés. Ils ont investi dès le départ pour une enseigne vissée au-dessus de leurs vitrines, sur la façade de la bâtisse. Pourquoi moi, ne l’ai-je pas fait? Parce que dans ma vision, mon enseigne de rue serait si incroyable, si belle, si grosse, que de la doubler sur la maison me paraissait inutile. J’élaborai mon logo un soir de novembre et je le visualisai clairement: un triangle noir, des fanions de fête colorés dans le vent et le nom, bien en évidence. En dessous, les enseignes des autres commerces. En bois sculpté svp. De la qualité! Du panache! Et … c’est précisément ce que j’ai obtenu. L’artisan qui construisit l’enseigne travailla conjointement avec la municipalité pour rendre le tout conforme. Alors tout est mesuré, calculé, respecté scrupuleusement.

Résultat: depuis un an, il ne se passe pas une journée sans qu’on me confonde avec mes estimés voisins. On ne voit pas mon triangle. On ne lit pas « Chez Hippolyte Café&Boutique ».

Je partage l’espace avec une pâtisserie. J’en suis plus qu’heureuse, c’est un super coup. Mais on vient manger un sandwich…à la pâtisserie. On vient acheter un café…à la pâtisserie. On vient acheter de l’huile d’olive…à la pâtisserie! « Bienvenue dans notre café-boutique! » répétai-je des centaines de fois par semaine. « On n’est pas dans la pâtisserie? » « Oh! Vous avez beaucoup plus que des gâteaux! » « On ne voit pas bien de l’extérieur tout ce que vous avez » « Je croyais qu’il n’y avait que des desserts… ».

Misère.

10 000$ et je suis invisible. Alors j’ajoute une pancarte noire à côté de la porte qui dit « Bienvenue Chez Hippolyte » ainsi que mon gros triangle noir dans la porte. « Oh. C’était pas un restaurant? Je voulais des hot-dog … »

J’aime toujours mon enseigne. Je l’ai créée et je la trouve « class ». Invisible, mais « class ». Je finirai bien par visser une pancarte, moi aussi, au-dessus de la vitrine. Un jour… Avec le temps, cette anecdote est devenue cocasse. Au final, cette décision était-elle à ce point si mauvaise? Elle m’encourage à travailler un max pour me faire connaître et voir, elle me pousse à des projets auxquels je n’aurais peut-être pas songé sinon…

Quand même.

10 000$.

Magali

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