Les chroniques d’Hippolyte

#4 – Entre abondance et gaspi (Avril 2023)

Je me souviens d’un client venu un mercredi matin. C’était sa première visite et il s’enquit sans détour, quelque peu déçu: « Vous aurez d’autres pains samedi? ». Déjà, c’est une évidence: aucune des 8 sortes étalées sous son nez n’est à la hauteur, même s’il les a à peine regardées. Je lui réponds que le samedi, bien sûr, notre choix est plus vaste. « Je reçois pour le brunch alors je vais revenir me choisir des pains. C’est le matin qu’il faut venir pour avoir le plus grand choix? Très bien! » Et le bougre revient samedi matin, tel que dit. Il regarde de haut les 19 sortes de pain…Oui, oui: 19 pains différents. Blanc, levain, à grains, brioché, tranché, aux fruits, aux olives… 19 !!! L’air résigné il me dit finalement « Bon. Je vais prendre 2 baguettes ». « Certainement monsieur. Baguette au levain? Aux olives? » « Non non. 2 baguettes blanches ». Mais qu’est-ce qu’il voulait donc que je n’avais pas?! Parce que des baguettes blanches, même si elles sont délicieuses, ça reste un choix assez peu audacieux…

Cette anecdote m’est restée en tête. Je me suis toujours demandé si, maintenant, on exigeait un tantinet trop de nos restaurateurs et de nos commerçants. On veut le maximum de possibilités. Et on le veut frais, préférablement fabriqué dans le dernier 15 minutes. À la limite, le prix n’a pas d’importance.

Pouvoir offrir une grande variété demande de gros efforts en gestion des pertes. Car il ne faut pas se leurrer: pour de mini commerces comme Chez Hippolyte, avoir de tout, tout le temps, est pratiquement impossible. J’ai établi certaines pratiques que je pense appréciées: vendre des pains congelés frais ou de la veille à rabais, mais on ne peut pas tout vendre toujours à rabais! Je fais cela, bien entendu, pour éviter le gaspillage et limiter les pertes, pouvoir récupérer un peu de sous. Après plus d’un an d’opération, je commence à mieux cerner les besoins. Je peux d’emblée vous dire que pour les heures de dîner, en semaine, vous êtes au rendez-vous et nos sandwichs-salades s’envolent comme des petits pains chauds. Les pains et viennoiseries, du jeudi au samedi, presque tout part. À l’opposé, pour les plats cuisinés, rien n’est moins certain.

Ah. Les plats cuisinés. Quelle galère. Les vendrai-je, ne les vendrai-je pas…? Comment savoir si ce que je cuisinerai vous plaira, ou si seulement vous en aurez envie cette semaine?

Personnellement, j’ai du mal à comprendre pourquoi, chez nous, on investi tant dans des cuisines ultra-équipées, dignes de Jérôme Ferrer, mais qu’on achète tant de plats cuisinés par d’autres. Et ces belles publicités léchées, où madame pense pouvoir sortir sa dinde de 45 livres du four avec élégance, du haut de ses escarpins? Tellement crédible! Pourquoi payer un four à 9000$ pour seulement y réchauffer des plats? C’est étrange que je dise ça, j’en vends! J’en vends, j’en produis, mais pour combien de temps encore? Parce que c’est un domaine très difficile à gérer. La fraîcheur est de courte durée, il faut que ça soit bon, économique, beau visuellement. On veut que ça goûte comme la grande cuisine, une recette assez compliquée pour qu’on ne se sente pas paresseux de ne pas l’avoir réalisée nous-même. Il faut que ça plaise aux enfants, soit sans gluten, et si c’était vegan en plus, ce serait super. Et rapide à réchauffer. Et avec une bonne dose de légumes. Il faut que ça goûte le beurre et le sel, mais sans gras. Alors comme je ne me sentais pas de taille à concurrencer les grandes épiceries autour de moi, qui offrent un menu de plats cuisinés délirant, j’ai décidé de cuisiner une recette, ou deux, par jour. Moins de choix, mais top fraîcheur.

« Qu’est-ce que vous faites quand vous ne vendez pas tout, le soir? » me demande-t-on parfois. La réponse est tellement simple, mais à la fois si décevante pour un client: « Je tente de bien planifier ma production et mes achats, mais généralement les produits se vendent sur plusieurs jours… ». Eh oui. Ça arrive. Parce qu’on est petit commerce, et qu’on promeut le local et l’artisanal, on pense à tort que c’est synonyme de « frais du jour ». À part le pain et les viennoiseries, il se pourrait que la côtelette de porc cuisinée avec amour ait été couchée sur son lit de fines herbes il y a 2 jours…Et il se pourrait que la brebis n’ait pas brouté l’herbe ce matin aux aurores pour vous donner son si bon fromage emballé ici…Et peut-être, je dis bien peut-être, que le dindon qui a donné sa chair pour garnir ce sandwich n’ait pas rendu l’âme il y a une heure. (Je trouve cette phrase quelque peu macabre mais assez drôle!)

Heureusement, vous ne vous offusquez pas lorsque je vous présente des produits « frais d’hier ». Vous comprenez, vous acceptez, et au final vous économisez. Mais collectivement, on aime tant acheter le pain qui sort du four, même s’il sera refroidi quand on le mangera, dans quelques heures. Avec ces caprices de consommateur, on mets une petite pression sur les commerçants qui veulent tant vous plaire.

Et je n’y échappe pas: moi aussi je cherche toujours à vous plaire.

Magali

 

Les chroniques d’Hippolyte

#3 – Le lapin et la croix (Avril 2023)

Lorsque j’étais enfant, nous demeurions en face de l’église où nous assistions tous les dimanches à la messe. J’ai reçu tous les sacrements, du baptême au mariage. À ce temps de l’année, j’ai souvent participé à la Marche du Pardon, le vendredi Saint, dans les rues silencieuses de Lachine… À 3 heures, ce jour-là, je pensais à Lui, mourant sur sa croix. Puis, à l’adolescence, la vie m’a amenée à penser d’une autre façon et à regarder la religion de loin. Si bien qu’aujourd’hui. je suis ailleurs. Certains diront que je suis du côté obscur (païen) de la Force. Du côté du chocolat.

C’est pas faux.

La religion n’a pas eu vraiment de mauvais dans ma jeune vie, j’en ai plutôt retiré de belles valeurs et surtout, de magnifiques souvenirs, particulièrement à Pâques. La maison décorée, la table festive, la grande vaisselle, les beaux habits, les gourmandises: noix de coco, ananas et fraises, bonnes bouteilles de mousseux, jambon à l’os, saumon fumé…le menu n’a guère changé aujourd’hui. Il y avait un faste à Pâques, autant qu’à Noël.

Et il y avait du chocolat. Plus qu’on ne pouvait en manger.

Pâques était jour de fête et d’abondance, après un carême éprouvant pour moi.

Il y avait la messe, ensuite la famille et le banquet. Ma petite robe de dentelles, mon chapeau et mes gants. Je n’ai pas le souvenir qu’il neigeait à Pâques dans ce temps-là, étrange…

Trente ans plus tard, n’y a-t-il que des souvenirs tendres pour m’émouvoir en cette période de l’année?

Comment fêter ce jour avec mes enfants, à qui je n’ai pas tout expliqué de la signification de la croix et de l’homme qui y agonise? Car Pâques, c’est cela: la résurrection. Mais pour mes bambins qui sont étrangers à cette histoire, que représente cette fête? Les réponses à ces questions se sont imposées d’elles-même au fil des ans.

Sous mon toit, avec parents, amis et enfants, on célèbre Pâques comme le début du printemps, le renouveau, la renaissance. Celle de la nature, de notre santé, de nos émotions. On se retrouve avec ceux qu’on aime, ceux qu’on n’a pas vu depuis Noël. On ressent le besoin d’ouvrir les fenêtres, de respirer un grand coup, de trinquer.

De manger du chocolat.

Oui, mes enfants aiment la chasse aux cocos. C’est une tradition. Mais cette tradition doit impérativement s’accompagner de grandes valeurs, sinon elle n’a aucune raison d’être. La marmaille doit comprendre l’importance de la famille, du partage, du pardon, de l’acceuil que l’on fait aux invités, de l’attention que l’on porte à la fête.

Les lapins en chocolat sont-ils incompatibles avec le pan religieux que beaucoup de québécois ne soulignent plus? Ma réflexion me pousse à croire que si j’aime mon prochain, que si j’inculque à mes enfants la valeur de la vie, du bien être de soi et d’autrui ainsi que le respect universel, je ne dois pas être très loin des préceptes de l’Église à ce chapitre.

Pour la question de la commercialisation des fêtes, comme Noël ou Pâques, étant moi-même commerçante, je ne peux m’en plaindre. Mais faut-il remplacer l’amour et la bienveillance par le chocolat ou tout autre cadeau, poser la question c’est y répondre.

Les rites religieux s’entrecroisent avec les traditions populaires et au fil des époques, ce métissage de croyances est somme toute joyeux. Nous avons besoin de nous rassembler. De nous créer des occasions de nous souhaiter de bons voeux. L’humain est une bibitte sociale; la pandémie des dernières années nous l’aura confirmé. Pour tous ceux qui n’ont pas les moyens, la santé ou l’envie de se livrer à ces dépenses non-essentielles, il n’en coûte presque rien de dire « je t’aime, merci d’être là, je t’apprécie ». Ça se dit à Pâques, à la Fête des Mères et même à l’Halloween, sans chichi ni papier d’emballage. Sans bouquets de fleurs délirants ou de gâteaux douze étages parfumé au champagne. Ça se passe entre deux coeurs (ou plus), simplement, tendrement, avec humour et sincérité.

Chez nous, cette année, il y aura encore du chocolat, des ananas et des noix de coco.

Mais plus que tout, il y aura encore des « je t’aime » à profusion.

Magali

 

Les chroniques d’Hippolyte

#2 – 10 000$ d’invisibilité (Mars 2023)

Les étapes menant à l’ouverture d’un commerce sont nombreuses. À 95%, embêtantes, fastidieuses, franchement ennuyeuses. La majorité des entrepreneurs qui se lancent en restauration le font à micro échelle. Nous ne sommes pas tous des investisseurs portés par un projet récréo-touristique de renommée internationale! Encore moins des comptables, fiscalistes ou gestionnaires d’envergure. Donc, on tâtonne. Entre l’étape 1 qui est celle de décider de quelle entreprise on a envie et l’étape 758 qui est celle de servir le premier Latte crémeux à l’érable, il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup de mauvaises décisions, passablement beaucoup de « pas si pire » décisions et une poignée d’excellentes. Généralement, l’élaboration d’un budget équilibré et d’un plan d’affaire infaillible se tient dans la première catégorie et les institutions financières nous ramènent à l’ordre (ou les pieds sur terre) assez vite.

Ah. L’argent.

Avec un petit commerce de village, avec lequel on veut s’amuser et « siffler en travaillant », on voudrait presque vivre d’amour et d’eau fraîche. Notre projet de départ est si modeste. On veut quelque chose de bien, de qualité, mais d’honnête. D’accord. Honnête. Honnêtement, qu’il y ait eu une pandémie ou que les clients soient tous partis dans le sud en janvier n’émeut en rien le propriétaire, la banque et autres créanciers. Alors de l’argent, il en faut tout-le-temps. Parce qu’on veut toujours faire plus, faire mieux, suivre le rythme, donner au client ce qu’il demande, suivre les tendances…

Mais revenons aux mauvaises décisions. Je dramatise car je n’en ai pas prises tant que ça, de mauvaises décisions; à peine une dizaine. Celle qui m’a coûtée le plus cher, 10 000$ précisément, est l’installation de mon enseigne sur le bord de la rue.

Je dis bien « mon » enseigne. Je la partage, ainsi que la superficie du commerce, avec deux autres charmants voisins: la bijouterie et la pâtisserie. Ils ne sont pas que charmants, ils sont également futés. Ils ont investi dès le départ pour une enseigne vissée au-dessus de leurs vitrines, sur la façade de la bâtisse. Pourquoi moi, ne l’ai-je pas fait? Parce que dans ma vision, mon enseigne de rue serait si incroyable, si belle, si grosse, que de la doubler sur la maison me paraissait inutile. J’élaborai mon logo un soir de novembre et je le visualisai clairement: un triangle noir, des fanions de fête colorés dans le vent et le nom, bien en évidence. En dessous, les enseignes des autres commerces. En bois sculpté svp. De la qualité! Du panache! Et … c’est précisément ce que j’ai obtenu. L’artisan qui construisit l’enseigne travailla conjointement avec la municipalité pour rendre le tout conforme. Alors tout est mesuré, calculé, respecté scrupuleusement.

Résultat: depuis un an, il ne se passe pas une journée sans qu’on me confonde avec mes estimés voisins. On ne voit pas mon triangle. On ne lit pas « Chez Hippolyte Café&Boutique ».

Je partage l’espace avec une pâtisserie. J’en suis plus qu’heureuse, c’est un super coup. Mais on vient manger un sandwich…à la pâtisserie. On vient acheter un café…à la pâtisserie. On vient acheter de l’huile d’olive…à la pâtisserie! « Bienvenue dans notre café-boutique! » répétai-je des centaines de fois par semaine. « On n’est pas dans la pâtisserie? » « Oh! Vous avez beaucoup plus que des gâteaux! » « On ne voit pas bien de l’extérieur tout ce que vous avez » « Je croyais qu’il n’y avait que des desserts… ».

Misère.

10 000$ et je suis invisible. Alors j’ajoute une pancarte noire à côté de la porte qui dit « Bienvenue Chez Hippolyte » ainsi que mon gros triangle noir dans la porte. « Oh. C’était pas un restaurant? Je voulais des hot-dog … »

J’aime toujours mon enseigne. Je l’ai créée et je la trouve « class ». Invisible, mais « class ». Je finirai bien par visser une pancarte, moi aussi, au-dessus de la vitrine. Un jour… Avec le temps, cette anecdote est devenue cocasse. Au final, cette décision était-elle à ce point si mauvaise? Elle m’encourage à travailler un max pour me faire connaître et voir, elle me pousse à des projets auxquels je n’aurais peut-être pas songé sinon…

Quand même.

10 000$.

Magali

 

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#1 – Zoé, Albert et Monsieur Pierre (Mars 2023)

Douze mois se sont écoulés depuis l’ouverture de notre café-boutique. Les quatre saisons se sont succédées et autant de pannes d’électricité. Au-delà de toutes les incertitudes qui jalonnent le projet d’ouvrir un commerce ainsi que de l’impact affectant notre famille et notre santé, s’ébauchent de grandes fiertés. À commencer par la fierté de se réaliser. En tout cas c’est la mienne. Certes, être maman de trois magnifiques enfants m’apporte fiertés et joies, mais la réalisation professionnelle, c’est autre chose.

L’une de ces réalisations prônant au sommet de la liste est celle d’avoir su créer un lieu unique. Il existe des milliers de café-boutique au pays, me direz-vous! Ah mais aucun comme le mien je vous l’assure! Par quoi se démarque-t-il alors?

Par les gourmands qui le fréquentent. Les gourmands, les curieux, les affamés et les assoiffés, les amoureux, les pressés, les flâneurs. Ceux qui doivent suivre un régime de vie strict. Ceux qui cherchent à faire différent. Ceux qui trichent et ceux qui se gâtent. Ceux qui fêtent. Ceux qui détestent les mardis. Les gastronomes et ceux qui « mangent pas grand’ chose ». Les déçus, qui voient bien que pizza et lasagne ne sont plus au menu. Tous-les-mangeurs.

Ils se rencontrent pour la première fois et se mettent à jaser comme s’ils étaient bons voisins, debout devant l’étalage de pains.

Ils se croisent dans l’entrée et se tiennent la porte avec une galanterie surannée, pourtant si naturelle.

Ils exigent de moi le meilleur (qualité, service, saveur et prix) mais à la fois, ils me pardonnent volontiers mes maladresses (retard, manque de rapidité ou inventaire insuffisant).

Cette clientèle sélecte compte à mes yeux.

Je revendique haut et fort le droit de m’émerveiller chaque fois qu’un client passe la porte. Dans ce coin de pays où la moindre course est un détour en soi, je suis heureuse que quelqu’un prenne la peine de s’arrêter chez nous. Délibérément ou par hasard. Et tous ces clients sont les mailles d’une courte-pointe humaine magnifique.

Les mailles du milieu sont occupées par ceux que tous appellent affectueusement « la ligue du vieux poêle », avec monsieur Michel, monsieur Pierre et toute la joyeuse bande qui anime la place chaque jour autour d’un café (ou deux). Ils parlent fort, d’un langage coloré, ils rient ensemble. Ils se connaissent depuis la tendre enfance et St-Hippolyte n’a presque aucun secret pour eux. Ce sont comme les gardiens du village, ceux qui veillent, qui chicanent, qui rabrouent. En même temps, ils sont les témoins d’une époque. Ils pourraient vous en raconter pendant des heures. Je pourrais peut-être monter une séance et faire payer l’entrée…Fred Pellerin n’a qu’à bien se tenir!

La courte-pointe s’ennorgueillit aussi des plus charmantes dames de la région, aimables et respectueuses à souhait. Et des travailleurs, ceux qui triment dur, qui se partagent entre la marmaille et le travail, éreintés mais tellement si plein de bienveillance. « Du ben bon monde ».

Et dans le même espace si restreint qu’est « l’ancien resto Primo », la porte s’ouvre quotidiennement sur de jeunes parents TOUJOURS souriants. Évidemment que je les salue, cependant mon coeur fait un bond en apercevant Albert dans les bras de maman ou Zoé titubant avec légèreté car elle commence à peine à marcher…Albert, Zoé et tous les autres bouts-de-chou qui, après un an , me reconnaissent maintenant et me sourient. Plus de regards inquiets ni de moues maussades, ceux qu’ils adressent aux étrangers.

Je ne suis plus une étrangère pour ces mini-gourmands.

Alors vous voyez? Vous voyez bien que mon café-boutique est unique? Car il n’y a que chez moi que monsieur Pierre, Zoé et Albert se rencontrent.

Magali